Au cœur de la Birmanie, le site de Bagan étale ses 3 000 temples, pagodes et stûpas dans un décor enchanté, où le grandiose le dispute au bucolique, le sacré au familier. Promenade.
Texte : Geoffroy Caillet- photos Jean-Matthieu Gautier
En descendant à l’aube du train emprunté à Mandalay dans la soirée, le voyageur peine habituellement à sortir d’une certaine hébétude. Entre le souvenir cuisant des sièges défoncés et les stigmates infligés à son visage par les végétaux qui se sont invités huit heures durant à travers sa fenêtre bloquée en position ouverte, l’aventure qu’il appelait de ses vœux est devenue réalité. À ce stade, la tentation est grande de quitter en hâte la modeste gare de Bagan pour aller payer fissa son tribut à Morphée dans l’une des guest houses de Nyaung Oo, le village le plus proche. Ici pourtant, la promesse de l’aube n’est pas seulement le titre d’un roman de Romain Gary : à qui sait renoncer à l’appel du lit pour une promenade matinale au milieu des temples, Bagan a tout à offrir.
Des temples par milliers
Il faut enfourcher une bicyclette et s’évader de Nyaung Oo pour pénétrer la magie de cette plaine immense, nimbée à l’aube et au crépuscule d’un envoûtant plafond de brume, que percent en mille endroits les pointes fantomatiques des stûpas. Sur quarante-deux kilomètres carrés, Bagan célèbre les noces millénaires du minéral et du végétal : 2 834 temples, pagodes et stûpas de brique et stuc – qu’inventoria Pierre Pichard, de l’École française d’Extrême-Orient – nichés dans un délicat paysage d’arbres et de champs cultivés, sur la rive gauche de l’Irrawaddy. Contemporain d’Angkor, ce somptueux patrimoine archéologique est l’héritage direct du royaume de Bagan et de son 42e monarque, le roi birman Anawratha. Après avoir ravi leur capitale, Thaton, aux souverains môn en 1057, c’est dans cette autre ville môn, Bagan, que le roi emporta œuvres d’art et textes sacrés, auxquels il réunit les nombreuses reliques de Bouddha rapportées de ses campagnes militaires. Pour les abriter, il lança l’un des plus vastes programmes de construction d’édifices religieux de l’histoire. Du XIe au XIIIe siècle, temples, pagodes et stûpas en tout genre sortent du sol, tandis que les forêts voisines se dépeuplent, englouties dans les fours d’où sortent les millions de briques nécessaires à l’édification de ce gigantesque sanctuaire à ciel ouvert.
Le chantier prend fin brutalement en 1287, lorsque Bagan tombe sous les coups de l’empereur mongol Kubilai Khan, petit-fils du sanguinaire Gengis Khan. La ville est préservée mais plonge dans un sommeil séculaire. Une lente dégradation commence, rythmée par les crues de l’Irrawaddy et par les tremblements de terre. En 1975, le plus violent entraîne une restauration des monuments par l’Unesco, la même institution qui soutient l’action des responsables culturels locaux mais refuse toujours l’inscription du site au Patrimoine mondial de l’humanité depuis leur première demande, déposée en 1996. En cause, l’incurie du gouvernement vis-à-vis du site. Alors que le pays a dépassé en 2012 le cap du million de touristes par an, le nouveau climat politique birman pourrait bien débloquer la situation.
Sublime monotonie
Sous le soleil déjà brûlant, la balade prend rapidement une tournure initiatique. Car c’est à Bagan que le bouddhisme a déployé avec le plus de faste son art de la sublime monotonie. D’un bout à l’autre du site, stûpas et temples présentent un authentique air de famille. Simples monuments commémoratifs dépourvus d’accès, les premiers abritent des reliques de Bouddha. Dans les profondeurs des seconds luisent des statues du dieu, resplendissantes de l’or que les fidèles y déposent en fines feuilles, sous les yeux clos des pèlerins et ceux, grand ouverts, des visiteurs ébahis.
À proximité du village historique d’Old Bagan se dresse le temple d’Ananda. Avec ses 60 mètres de côté et ses cinq terrasses étagés sur 56 mètres de haut, c’est l’un des plus vastes et des plus anciens du site. Bâti au début du XIIe siècle par le roi Kyanzittha, il a bénéficié d’une restauration complète après le tremblement de terre de 1975. À l’intérieur, les quatre niches du sanctuaire correspondant aux quatre entrées du temple abritent quatre statues de neuf mètres de haut. Des statues de teck plaqué d’or où Bouddha apparaît debout – sa position lorsqu’il atteint le nirvana. Plus loin, un peuple innombrable de petits bouddhas nichés dans les murs de deux corridors voisinent avec une série de bas-reliefs en terre cuite et avec la somptueuse porte ajourée en bois polychrome.
Ailleurs, les profondeurs du temple de Patothamya, sans doute bâti au Xe siècle, de Dhammayangyi, hanté par les chauves-souris, ou de Gubyaukgyi, pétri d’influences hindouistes, disimulent d’autres trésors. On y pénètre à tâtons lorsque, dans l’ombre, un corps se redresse. C’est le gardien du lieu qui, de sa lampe de poche fatiguée, vient gracieusement éclairer les murailles noircies. Dans le halo verdâtre apparaissent alors de délicates peintures représentant des épisodes de la vie de Bouddha – les jatakas –, mais aussi des nuées de danseuses effilées ou des scènes de fête et de danse qui semblent sortir d’un rêve.
Le secret de Bagan
À Bagan, la visite est buissonnière par nature. À chaque détour du sentier, la rousseur d’un mur de brique entrevu derrière un hallier ou à travers la ramure d’un palmier à sucre commande un arrêt. On gare sa bicyclette, on visite, on repart. Un principe immuable pour un spectacle toujours différent.
Tandis que le soir descend sur les temples, les visiteurs se regroupent en un troupeau compact vers la pagode Shwesandaw, édifiée au centre du site. Appâtés par le spectacle que leur vantent leurs guides de voyage en des termes soigneusement identiques, tous se préparent, à grand renfort d’appareils photos et de tablettes numériques, à célébrer cette liturgie internationale consistant à saluer la chute du soleil depuis un point élevé. Si le rituel donne à méditer sur les inconvénients du tourisme de masse, difficile de le blâmer. L’instant est glorieux et, avec sa hauteur imprenable, la Shwesandaw offre la situation rêvée pour s’en repaître.
Une fois gravis les degrés vertigineux qui mènent à son sommet, l’œil se trouve aspiré d’un coup par une scène ineffable. À l’horizon, l’astre en fusion déteint sur la mer de brume où se détachent les silhouettes de pierre. Puis le cliché s’efface et une autre réalité apparaît. Çà et là, toute une vie intime et méconnue s’agite dans la plaine. Vêtu du traditionnel longyi, un paysan arpente son champ fraîchement labouré au pied d’un temple vénérable. Ailleurs, une charrette tirée par des bœufs brinquebale sur le sable du sentier. Il y a du Virgile et du Hubert Robert dans ces géorgiques birmanes, qui s’étirent paisiblement à l’ombre des siècles. En songeant que le tourisme pourrait bien y mettre fin, on goûte leur magie sans pouvoir se défendre d’une anxiété diffuse. Mais à l’heure où la nuit endort ce monde en sursis, on repart le cœur léger d’avoir approché de si près le secret de Bagan.